Crève avec moi by Léa Clermont-Dion

Auteur:Léa Clermont-Dion [Clermont-Dion, Léa]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Fiction
ISBN: 9782764438961
Éditeur: Québec Amérique
Publié: 2019-08-14T04:00:00+00:00

ACTE 2

Paris. J’ai vingt-deux ans.

Je suis une étudiante normale.

Ce matin, j’aurais préféré ne pas me réveiller. Dormir à jamais.

Il ne faut jamais dire « jamais », qu’ils disaient, les snowbirds à moumoute. Sauf qu’ils sont morts.

Je suis bouffie, j’ai l’air tiède. Mes joues sont arrondies et rosées. Lendemain de veille. Mes cheveux bruns un peu négligés. Un toupet pousse entre mes mèches. Mon manteau noir n’est ni ample ni stylé. Je l’ai acheté dans une boutique du Forum des Halles à vingt-cinq euros. Made in Bangladesh. Je suis une étudiante de vingt-deux ans. Je suis pauvre.

À Gardenville, j’aurais les moyens d’acheter la Patate à gogo ou le motel Tournesol.

Je ne suis pas parisienne. J’ai l’air ingénue. Je suis franche. Pas comme dans « franche bonnasse ». Franche comme dans « vraie ». Je suis à chier quand j’essaie de prendre l’accent français. Je n’y arrive pas. J’articule mal. Les Françaises sont menues. J’ai des formes. Des bonnes fesses. Des hanches. Je ne suis pas anorexique. Mon corps est différent. Et je m’en câlisse.

Tous les matins, j’emprunte le métro jusqu’à la station Saint-Germain-des-Prés pour me rendre à mes cours de huit heures et demie. Il fait encore nuit, à huit heures et demie, à Paris. Me lever chaque matin, c’est exigeant. Je suis peut-être une adolescente semi-léthargique en manque de fer et de vitamines. Je suis aussi crevée par la charge de travail que m’impose Sciences Po Paris. J’aimerais dormir.

Ce matin, en sortant du métro, comme tous les autres matins, je croise la famille de Roms entassés près de la boutique de journaux tenue par Ibrahim. Il fait froid et humide. Ça me fait mal par en dedans, très fort, quand je les vois.

J’aimerais connaître leur vie. Pourquoi dorment-ils dehors et pas moi ?

Ce quartier représente la richesse. Pas la richesse bling-bling des snowbirds à moumoute. Juste l’opulence bien comme il faut. Je marche rapidement en écoutant de la musique pour me tenir en vie. Il est huit heures quinze, trop tôt. Dans mon MP3, Glory Box de Portishead, un peu par nostalgie. J’écoute sans cesse cette chanson même si elle est inutilement langoureuse pour la situation. Elle me fait croire que la vie est un samedi. La sensualité me fait du bien, des fois. Je suis sensuelle, des fois.

Je croise de vieux Français qui sirotent leur dose de caféine en lisant Le Monde sur une terrasse chauffée. Ils portent de jolies lunettes rondes, des vestons ajustés, une écharpe en mohair. Leurs visages marqués de ridules. Ils ont sûrement fait l’amour avec deux cent quatre-vingt-dix-huit jeunes filles en fleurs. Certains questionnements demeurent. Je ne serai jamais l’un de ces hommes attablés à ce café. En vrai, je me trouve conne. Conne comme dans « impostrice ».

Le sentiment d’imposteur est amplifié quand on a été socialisé dans un environnement qui aimait trop Boutique TVA. La socialisation, n’en déplaise à mes parents, n’est pas qu’un facteur familial. L’école joue pour beaucoup. Les enfants de mon école primaire aimaient Boutique TVA et faire du motocross.

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